"Pour certains dirigeants, transmettre revient à disparaître"

 

CM Decideurs Patrimoine

Enjeu national pour l’économie du territoire, la transmission d’entreprise familiale peine encore à être anticipée par leur dirigeant. En cause, l’isolement et la fiscalité, pour ne citer que quelques-uns des obstacles rencontrés. Caroline Mathieu, directrice générale du FBN France, revient sur les défis liés à cette étape de vie, plaidant pour une approche inclusive et collective.

Décideurs. Pouvez-vous nous présenter le Family Business Network (FBN) ?

Caroline Mathieu. Le FBN est un réseau mondial d’entreprises familiales fondé en 1989. Il regroupe aujourd’hui 23 000 membres à travers 65 pays sur les cinq continents. En France, nous comptons 2 300 membres. Notre mission est d’accompagner les entreprises familiales dans leur croissance et leur pérennité, en les aidant à structurer leur gouvernance familiale et d’entreprise, à préparer la transmission entre deux générations et à intégrer une dimension durable et responsable dans leur stratégie.

Comment animez-vous le réseau ?

Nous organisons une centaine d’événements par an : ateliers, formations, séminaires, visites d’entreprises. L’objectif est de favoriser le partage d’expériences entre les membres, qu’ils soient dirigeants, actionnaires ou membres de la famille. C’est cette approche inclusive qui fait notre spécificité, permettant à toutes les parties prenantes de contribuer à un projet collectif, celui de la pérennité.

Quels sont les obstacles que vous observez dans le processus de transmission des entreprises familiales ?

Au-delà des questions fiscales, l’obstacle numéro un est d’ordre humain. Les dirigeants envisagent la transmission sous un angle purement technique ou fiscal, sans prendre en compte la dimension managériale, émotionnelle ou encore la transmission des valeurs et du pouvoir. De plus, le facteur temps est souvent sous-estimé, là où une transmission s’étale sur cinq à dix ans.

Ce manque de préparation s’explique-t-il par une réticence à envisager l’après par le dirigeant ?

Pour certains dirigeants, transmettre revient à disparaître. Or, ne pas transmettre, c’est l’entreprise qui risque de disparaître. Ce paradoxe peut mener à de la procrastination, voire à une transmission subie, dans des conditions d’urgence, comme nous avons pu le voir durant la pandémie. Beaucoup se sentent seuls lors de cette étape, d’où l’importance, selon nous, d’impliquer toute la famille dans un projet collectif et anticipé.

Quel rôle joue alors le FBN dans cette préparation ?

Il sert à faire circuler les bonnes pratiques entre pairs, car la communication est l’élément central, en famille comme au sein de l’entreprise. Nous recommandons d’inscrire le sujet à l’ordre du jour du conseil d’administration dès que le dirigeant a 50 ans, pour pouvoir le traiter « à froid ». Cela permet d’imaginer différents scénarios, de fixer des règles du jeu, et d’anticiper les cas de figure possibles. Il ne s’agit pas de tout verrouiller, mais d’être méthodique.

Avez-vous des exemples de transmissions à nous partager ?

Il y a autant de modèles de transmission que d’entreprises ! Cependant, un outil que nous recommandons souvent est la charte familiale. Ce n’est pas un document juridique, mais un processus de dialogue. Elle permet de clarifier les valeurs communes, les règles d’entrée dans l’entreprise, la répartition des rôles, les conditions d’actionnariat, etc. Elle évite les malentendus au moment du passage de relais. 

Comment trouver le bon équilibre entre les enjeux professionnels et les émotions ?

Il faut intégrer de l’ouverture dans la gouvernance, en faisant appel à des administrateurs indépendants au sein du conseil, par exemple, ou envisager un management externe si la relève familiale n’est pas prête. Cela apporte de la neutralité et de la sérénité, un modèle qui fonctionne très bien en Allemagne grâce à une dissociation entre propriété et management.

Est-ce toujours une entreprise familiale dans ce cas-là ?

Selon la définition du Parlement européen, une entreprise est dite familiale si la majorité des droits de vote est détenue par la famille, donc plus de 50 % si elle n’est pas cotée, 25 % si elle l’est. La famille peut rester actionnaire majoritaire, tout en déléguant le management à des professionnels externes.

L’échec fait-il partie de la vie des entreprises familiales ? Comment est-il surmonté ?

Nos membres incluent des entreprises centenaires, certaines bicentenaires, ayant traversé les guerres et les crises mondiales. L’échec fait partie de leur histoire et contribue à leur résilience. Il permet d’apprendre et de transmettre une expérience précieuse aux générations suivantes.

Existe-t-il un point commun entre les transmissions réussies ?

Le point commun, c’est la capacité à partager, à communiquer et à se faire accompagner. Intégrer un réseau comme le nôtre, échanger, se faire aider par des tiers de confiance, permet de sortir de l’isolement. C’est ce qui fait toute la différence.

Et à l’inverse, qu’est-ce qui mène à l’échec ?

Dans ce scénario, c’est le manque d’anticipation et de communication. Les non-dits créent des tensions et des blocages. En France, le sujet est encore trop souvent limité à la fiscalité, alors qu’il faudrait l’envisager dans toutes ses dimensions : humaine, territoriale, économique.

Quel est le poids des entreprises familiales dans l’économie française ?

Elles représentent 71 % des entreprises françaises, 68 % des PME, 63 % des ETI et 57 % des grands groupes. En clair, elles sont nécessaires à la vitalité économique et territoriale du pays.

Comment la France se positionne-t-elle face à ses voisins européens en matière de transmission ?

Nous sommes très en retard. Le taux de transmission en France est estimé entre 14 % et 22 %, contre 51 % en Allemagne, 80 % en Italie, 83 % en Suède. Pourquoi ? Une fiscalité plus lourde, malgré le pacte Dutreil, mais aussi une culture de l’anticipation moins ancrée.

Le Medef, le Meti et d’autres organisations semblent aujourd’hui prendre le sujet à bras-le-corps. Est-ce une avancée ?

C’est une excellente chose et nous travaillons avec eux, car ce combat est collectif. Il faut que la transmission devienne un sujet de politique publique, au service des territoires. L’exemple de la filière de la chaussure, où 90 000 emplois ont disparu faute de relève, est le plus parlant. Il est temps d’agir.

Propos recueillis par Marine Fleury

  •  
  •  
  •  
  •