La transmission des entreprises familiales, un enjeu de souveraineté

 

La part des femmes dirigeantes augmente à la faveur de la transmission : elles sont 10 % des transmetteurs et 23 % des repreneurs.

La part des femmes dirigeantes augmente à la faveur de la transmission : elles sont 10 % des transmetteurs et 23 % des repreneurs.
(Getty Images/Westend61) 

Les deux tiers du PIB et 69 % des emplois dépendent des entreprises françaises. Or, la moitié d'entre elles vont changer de mains dans les dix prochaines années. Un enjeu pour l'économie française !

La moitié des entreprises familiales françaises vont changer de mains dans les dix prochaines années. Un bouleversement démographique majeur pour un pan entier de l'économie : les affaires familiales représentent 71 % des entreprises françaises, 65 % du PIB et 69 % des emplois, souligne le premier Baromètre de la transmission des entreprises familiales* réalisé par OpinionWay pour EY, For Talents et FBN France, et dont « Les Echos » publient les résultats en exclusivité.

La transmission de ces entreprises est donc un défi majeur pour l'économie française. Pourtant, comparativement à ses voisins européens, la France accuse un retard sur la transmission intrafamiliale. « Dans d'autres pays, il est admis que les entreprises restent dans les familles, mais cette évidence est moins ancrée en France », pointe Blandine Pessin-Bazil, associée chargée de l'accompagnement des transmissions chez For Talents, qui évoque une différence culturelle.

De son côté, Antoine Moittié, responsable du marché Entrepreneurs France pour EY, ajoute une explication plus structurelle : en France, les incitations fiscales et législatives seraient plus faibles.

La stabilité de l'actionnariat familial et les investissements de long terme constituent un avantage.

Caroline Mathieu  Déléguée générale du FBN France
 

« Sacraliser » le pacte Dutreil

Néanmoins, les outils existent. En première ligne, le pacte Dutreil, mis en place en 2003 et actionné dans 85 % des transmissions familiales. Il accorde aux donataires un abattement fiscal de 75 % sur la valeur des titres transmis. « Je ne pense pas qu'il faille nécessairement aller plus loin, mais ce dispositif doit être sacralisé », insiste Antoine Moittié.

Le pacte Dutreil mobilise aussi un enjeu de souveraineté. « Avant ce pacte, nous assistions à de nombreuses ventes forcées à des entreprises étrangères », abonde Caroline Mathieu, déléguée générale du Family Business Network (FBN) France, réseau mondial des entreprises familiales présent dans 65 pays qui accompagne 25.000 membres.

Reste que la complexité du dispositif Dutreil nécessite encore des efforts de pédagogie, particulièrement auprès de la première génération. Toutefois, l'objectif initial - développer le tissu des ETI françaises - semble atteint avec 7.200 ETI en 2022 dont 73 % sont familiales, contre environ 4.200 en 2003.

Cette volonté de transmission intrafamiliale répond donc aussi à des impératifs économiques tangibles. « Dans un contexte très concurrentiel, l'entreprise doit se doter de meilleurs atouts. La stabilité de l'actionnariat familial et les investissements de long terme constituent un avantage pour la pérennité », analyse Caroline Mathieu.

Une charge émotionnelle sous-estimée

Au-delà de la préservation du patrimoine, c'est la continuité des valeurs qui motive les transmetteurs. L'étude pose un constat : la première transmission demeure la plus complexe, mais cette difficulté s'estompe au fil des générations, créant progressivement un « cercle vertueux de la transmission ».

Au-delà des contraintes fiscales et juridiques, l'enquête révèle la dimension émotionnelle de la transmission familiale. Elle met en lumière un paradoxe français. Les entreprises font systématiquement appel à des experts pour les questions juridiques et fiscales, mais négligent l'accompagnement émotionnel.

Pourtant, la transmission exige une communication transparente avec l'ensemble des parties prenantes, qu'elles appartiennent ou non au cercle familial.

Repreneurs, mais avant tout entrepreneurs

Le cliché d'un héritage patrimonial passif est démenti par l'étude : 58 % des repreneurs formalisent un projet stratégique, et dans 67 % des cas, il est différent de celui de leur prédécesseur. De même, ils repensent souvent les structures de gouvernance. « Une gouvernance réussie est structurée, vivante et évolutive selon le projet stratégique de l'entreprise », souligne Caroline Mathieu.

Cela rejoint l'enjeu crucial de la légitimité du repreneur face à la famille et aux collaborateurs. Au-delà du parcours professionnel, le transmetteur doit démontrer publiquement sa confiance envers son successeur. De son côté, le repreneur doit rapidement affirmer son style propre et assumer ses différences.

Ce passage de relais de génération en génération s'accompagne d'une féminisation accélérée du leadership. Alors que les femmes représentent 10 % des transmetteurs, elles constituent 23 % des receveurs. Ces repreneurs, hommes et femmes, s'emparent également de sujets comme la transformation digitale, environnementale et sociétale.

Reste le délicat sujet de la répartition du capital. « Culturellement, dans les autres pays européens, il est évident que celui qui gère l'entreprise détienne plus de parts et donc plus de droits de vote, c'est moins le cas en France où la question de l'égalité entre héritiers prime », observe Blandine Pessin-Bazil. L'experte rappelle qu'une gestion d'entreprise est plus flexible en étant seul ou avec un petit nombre d'actionnaires.

* Enquête OpinionWay menée du 5 juin au 15 juillet 2025 auprès de 183 dirigeants d'entreprises familiales (126 transmetteurs, 57 repreneurs), complétée par 11 entretiens qualitatifs.