Actualités

«Qui peut payer une succession à 45 millions d’euros ?»

Rédigé par Rose Pierre | 12 novembre 2025

«Qui peut payer une succession à 45 millions d’euros ?» : comment le Pacte Dutreil, attaqué par les députés, permet aux entreprises de rester françaises

Par  Louise Darbon

 

Le pacte Dutreil permet un abattement de 75 % sur la valeur des parts transmises d’une entreprise familiale, sous réserve que les bénéficiaires conservent les titres pendant plusieurs années. Illustration : Elodie Mézière / Photos - Adobe stock

RÉCIT - Sans ce dispositif qui abaisse les droits de succession sur les entreprises, nombre d’entre elles auraient été vendues à des investisseurs étrangers, clame le monde économique.

«Heureusement que le Dutreil existait», souffle Jean-Eudes Tesson quand il repense au jour où il a transmis son entreprise à ses enfants. Ce patron vendéen, troisième génération à la tête du groupe éponyme centenaire (fondé en 1919), avoue avoir été marqué en son temps par «le souvenir un peu cruel de (son) père, empruntant pour payer les droits de succession lorsqu’il a transmis l’entreprise à ses enfants, il y a près de 40 ans». Une extrémité à laquelle lui n’a pas eu à se résoudre lorsqu’il a décidé de laisser les rênes de l’entreprise à sa fille, en 2022. Essentiellement grâce à l’existence du Pacte Dutreil. Ce dispositif, introduit en France en 2003, exonère à 75% des droits de succession dans le cadre de la transmission d’une entreprise, sous certaines conditions.

À lire aussi «Penser à sa succession, c’est aussi penser à sa propre fin» : le défi de la transmission des entreprises face au vieillissement des dirigeants 

 

Chéri du monde patronal, il fait parler de lui chaque année lorsque, à la faveur des discussions budgétaires, il subit des attaques du monde politique. Notamment de la part de la gauche, où certains entendent lui faire la peau. Ainsi des Insoumis qui, cette année, ont déposé un amendement supprimant tout bonnement ce pacte Dutreil qui, selon eux, «favorise les dynasties familiales, à l’instar de la noblesse d’Ancien régime». Ce lundi 3 novembre, les députés - du centre à la gauche de l’hémicycle -, ont voté plusieurs modifications du dispositif lors de l’examen en séance du projet de loi de finances pour 2026, mais sans le remettre en question fondamentalement. De quoi soulager pour un temps, le monde entrepreneurial tricolore.

 

«Complètement bloquant»

Et pour cause, «sans le pacte Dutreil, la transmission nous aurait coûté tout simplement trois fois plus cher, c’est complètement bloquant. Objectivement, cela aurait remis en question la transmission même de notre entreprise», estime Matthieu Lahaye, dirigeant du groupe Lahaye Global Logistics. Créée par son grand-père et basé depuis toujours en Ille-et-Villaine, l’entreprise emploie aujourd’hui 1600 collaborateurs. Au fil des années, elle a grossi - et sa valorisation aussi. Une réalité qui, de manière générale, rend la transmission des entreprises de taille intermédiaire (ETI) - en immense majorité familiales -, d’autant plus difficile en l’absence de Pacte Dutreil. «Sans lui, on n’aurait pas disposé des liquidités pour payer les droits de succession», se rappelle ainsi Jean-Eudes Tesson lorsqu’il raconte la transmission de son entreprise à ses enfants, quatrième génération de repreneurs.

À lire aussi «C’est difficile d’être patriote quand on voit son pays marcher sur la tête» : les entrepreneurs et les hauts revenus inquiets face au raz-de-marée fiscal

 

Dans un système fiscal où le Pacte Dutreil n’aurait pas existé, «j’aurais été incapable de payer cette taxe avec mes revenus de retraité, sauf à me verser des dividendes, donc appauvrir l’entreprise», explique l’ancien dirigeant qui rappelle que la holding qui contrôle le groupe Tesson reçoit des dividendes mais n’en a jamais versé. «Voilà plus de dix ans que notre entreprise ne verse plus de dividendes, avec quel argent mes enfants auraient-ils payé des droits de succession qui se seraient élevés à des dizaines de millions d’euros sans Dutreil?», renchérit le patron d’une ETI qui a achevé la transmission de son entreprise à ses enfants il y a un an, et préfère rester discret. «Imaginez une entreprise qui réalise 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. Si on lui applique des droits de succession à 45%, comme c’est le cas pour le régime général, les repreneurs devraient débourser 45 millions d’euros. Mais qui possède une telle somme, avec une entreprise qui vaut 100 millions? Aucune ne pourrait se transmettre, sinon au prix d’un endettement qui mettrait en péril sa survie même», illustre Philippe Grodner, qui dirigeait l’entreprise Simone Pérèle, avant de la confier à ses enfants, la troisième génération, via un pacte Dutreil.

 

Un objectif atteint

Alors qu’en son temps, François Hollande lui-même s’est refusé à s’attaquer au Pacte Dutreil, des velléités de toucher au dispositif sont apparues en France, faisant naître une angoisse non dissimulée dans le monde patronal. «Toucher à ces dispositifs risque de faire pencher la balance chez des dirigeants qui préféreront vendre si la fiscalité bouge», croit Matthieu Lahaye, qui préside le Club ETI Bretagne. Il déplore d’ailleurs déjà de voir «des ETI familiales dont les centres de décision partent à l’étranger, ou qui sont vendues à des fonds d’investissement»Avec la fin du Dutreil que les patrons veulent éviter à tout prix«des milliers d’entreprises risqueraient d’être rachetées et dépecées par des investisseurs étrangers qui enverraient la production à l’autre bout du monde», craint ainsi Philippe Grodner, qui préside aussi le Family Business Network (FBN) France, le réseau des entreprises familiales présent dans 65 pays.

 

À lire aussi Malgré le pacte Dutreil, qui fête ses 20 ans, la transmission d’entreprise reste difficile et onéreuse 

C’est d’ailleurs là l’un des objectifs premiers recherché par la droite et la gauche qui ont adopté le Pacte Dutreil: que le capital des entreprises reste français dans le contexte du début des années 2000 marqué par l’internationalisation des marchés financiers et l’arrivée d’investisseurs étrangers en France et en Europe. Une récente étude consacrée à ce dispositif fiscal par le cabinet Altermind rappelle ainsi la chute de l’actionnariat français dans certaines entreprises tricolores dans les années 1990. Avant l’arrivée de cette exonération de frais de succession, entre 1997 et 2003, l’actionnariat salarié du SBF120 a chuté de 10% en six ans seulement. Mais avec la mise en place du Dutreil, la chute a été contenue en 21 ans, à 15%. Soit moins de 1% par an. «Le Pacte Dutreil a permis de préserver entre 19 et 25 % de l’actionnariat français parmi les principaux actionnaires des entreprises cotées au SBF 120119. Autrement dit, sur 100 actions, le dispositif a permis que 19 à 25 d’entre elles qui seraient parties aux mains d’actionnaires étrangers restent entre les mains d’actionnaires français», précise l’étude. «Aujourd’hui, on voit bien que l’objectif est atteint, et que le Dutreil a contribué à préserver le capital économique français auprès d’investisseurs français», conclut Erwan Le Noan, directeur opérationnel au sein du cabinet Altermind.

 

Pérenniser l’entreprise

Au-delà de ce seul intérêt de préservation du capital économique en France, le monde patronal met un point d’honneur à rappeler que «le Pacte Dutreil permet de se concentrer plus sur la pérennisation de l’entreprise et la transmission de la responsabilité. Transmettre une entreprise, c’est d’abord transmettre une responsabilité, vis-à-vis des actionnaires, des clients, des fournisseurs et d’une façon générale, de la société», insiste le dirigeant vendéen, Jean-Eudes Tesson. «Vous n’imaginez pas à quel point nos salariés ont été fiers et soulagés d’apprendre qu’un membre de la famille et non un tiers, reprenait le flambeau», aime à raconter Philippe Grodner, l’ancien patron de Simone Pérèle.

 

«On constate au quotidien l’impact étendu du pacte Dutreil d’un point de vue des affaires bien sûr, mais également dans ce que la pérennisation des entreprises peut apporter aux territoires sur lesquels elles sont implantées», avance Patrick Glebocki, avocat chez KPMG. Une entreprise comme les Laboratoires Thea implantés dans le Puy-de-Dôme a estimé son empreinte économique à 161 millions d’euros rien qu’à l’échelle du département en 2021. En plus de calculer sa contribution directe, via les emplois créés sur le territoire (129 millions d’euros), le groupe estime sa contribution indirecte liée aux emplois générés par les partenaires et prestataires à 8 millions d’euros. 23 millions d’euros de dépenses de revenus de ces salariés directs et indirects s’y ajoutent enfin. Cette contribution totale induite par le maintien et le développement d’entreprises sur le territoire français est toutefois difficile à chiffrer à l’échelle du pays. Ce qui n’empêche pas les représentants d’entreprises familiales de rappeler que l’actionnariat familial favorise la vision de long terme dans des groupes où «l’on ne réfléchit pas en termes de trimestres, mais de générations», selon les mots de Philippe Grodner. Une posture qui favoriserait, selon eux, le maintien de l’emploi et de l’investissement sur le sol français.

 

À lire aussi L’éditorial de Jacques-Olivier Martin : «La grande frousse fiscale» 

«Cet effet est-il radical? Non. Mais il existe», avance Erwan Le Noan. «Et si le Pacte Dutreil a des effets bénéfiques, mêmes modérés, qui vont au-delà de l’objectif premier du dispositif, cela plaide en sa faveur», conclut-il, alors que les dirigeants français appréhendent la publication imminente d’un rapport que la Cour des comptes lui a consacré. Le document évalue à plus de 5 milliards d’euros les pertes de recettes pour l’État engendrées par le Dutreil. De quoi alimenter les récriminations politiques à l’encontre d’un dispositif qui pourtant, fonctionne bel et bien.